On ne peut pas parler d’algues vertes sans parler des nitrates, ils sont indissociables dans l’esprit de la grande majorité des gens.
L’azote doit être trouvé sous forme soluble dans le milieu (terre ou eau selon les plantes). Il est indispensable à la synthèse des protéines, sans lesquelles il n’y a pas de vie possible. Les végétaux le trouvent dans le sol ou dans l’eau essentiellement sous forme de nitrates. Les animaux le trouvent dans leur alimentation, sous forme de protéines, protéines végétales pour les herbivores, et protéines animales pour les carnivores. Tout vient au départ de l’assimilation des nitrates par les plantes. Mais, il y a des organismes qui peuvent se développer sans nitrates, en capturant l’azote de l’atmosphère, des bactéries, comme celles qui vivent en symbiose avec les légumineuses (trèfle, luzerne…), ou des cyanobactéries (anciennement appelées algues bleues). Ceci n’est pas sans importance, comme nous le verrons.
Le fait que les animaux rejettent de l’azote est dû à la dégradation des protéines. Des cellules naissent, d’autres meurent, et il y a rejet permanent d’azote, sous forme d’urée chez les mammifères, d’acide urique chez les oiseaux, ou d’ammoniac chez les poissons. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours besoin d’un apport de protéines même quand nous ne sommes plus en croissance. Et c’est pour cela aussi que les lisiers contiennent de l’azote, qui se transforme en général plus ou moins vite en nitrates par oxydation.
On ne peut pas parler des nitrates1 et des nitrites sans aborder le problème de la toxicité.
En ce qui concerne d’abord la toxicité des nitrites, il faut rappeler que toutes les cellules dont nous sommes faits ont besoin d’oxygène pour survivre ; dans leur fonctionnement normal, elles absorbent de l’oxygène et rejettent du gaz carbonique. Comme toutes les cellules ne sont pas en contact direct avec l’air, le sang transporte jusqu’aux cellules l’oxygène dont il s’est chargé à son passage dans les poumons ; au contact de ces cellules, il livre l’oxygène et se charge en gaz carbonique, qu’il transporte jusqu’aux poumons d’où il est rejeté dans l’atmosphère. Dans le sang, ce sont les globules rouges, ou hématies qui assurent ce transport, et dans ces hématies, c’est l’hémoglobine qui est chargée de transporter l’oxygène jusqu’aux cellules.
Cette hémoglobine peut dans certaines conditions être oxydée en méthémoglobine, et dès lors, ne peut plus fixer l’oxygène. Il existe chez l’adulte une enzyme qui permet de réduire la méthémoglobine en hémoglobine, mais cette enzyme est absente chez les nourrissons. Si bien que lorsque le taux de méthémoglobine monte chez un nourrisson, c’est irréversible spontanément, et il s’agit là de la maladie bleue du nourrisson ou méthémoglobinémie. Cette maladie peut être mortelle.
Or les nitrites peuvent transformer l’hémoglobine en méthémoglobine et c’est la cause de leur toxicité pour les nourrissons. Donc il faut retenir que les nitrites peuvent être dangereux pour les nourrissons, mais seulement pour les nourrissons.
Les nitrates, eux, ne sont pas toxiques pour l’homme, contrairement à la réputation qui leur est faite. Mais une mauvaise compréhension de l’étiologie d’une dramatique »épidémie » de méthémoglobinémie aux États-Unis, avec des milliers d’enfants atteints et des centaines de morts avait conduit la FAO en 1962 à prendre la première décision de fixation d’une DJA (Dose Journalière Admissible) pour les nitrates. On s’aperçut un peu plus tard que le problème venait de bactéries présentes dans des biberons mal préparés, qui se multipliaient quand ceux-ci étaient laissés à la température ambiante quelques heures. Et ces bactéries transformaient les nitrates en nitrites. Ce sont donc bien les nitrites qui étaient en cause, et non les nitrates. Mais ces nitrates peuvent dans un biberon préparé dans de mauvaises conditions d’hygiène, et conservés à la température ordinaire, être transformés en nitrites.
Quand on comprit l’origine du problème, la machine à imposer des critères toujours plus sévères au nom du progrès était en route, et elle ne s’est pas arrêtée depuis. Le législateur ne lâche pas facilement le morceau, c’est là son moindre défaut.
Marian Apfelbaum (1998) a pourtant expliqué qu’il n’y avait pas de risque de méthémoglobinémie même à dose élevée : par exemple, en 1963, l’Agence de l’eau de la Californie a rapporté que de nombreuses eaux de puits de cet État contenaient plus de 2 g de nitrates par litre, et aucun cas de méthémoglobinémie n’avait été observé.
Il a montré aussi qu’il n’y avait aucun effet cancérogène connu : les légumes sont très riches en nitrates ( souvent 2g /Kg donc 40 fois plus qu’un litre d’eau potable !) et sont réputés à la fois très bons pour la santé et efficaces pour la prévention des cancers. Cela ne prouve bien entendu pas que les nitrates ont un effet anticancéreux, mais cela prouve absolument qu’ils ne sont pas cancérogènes.
Tous les experts le savent, mais ils ne reviennent pas sur les décisions prises. Pourquoi ?
Marian Apfelbaum (professeur de nutrition à la faculté de médecine Xavier-Bichat -Paris) :
Pourquoi ? Les experts constituants les comités sont à l’évidence parfaitement informés. Et ils ne conseillent pas de supprimer la dose journalière admissible et le seuil de potabilité de 50 mg qui en découle, parce qu’ils ne peuvent le faire. Imaginons que, demain, ils annoncent que « l’eau est potable quelle que soit la concentration des nitrates qu’elle contient » et encore qu »« une feuille de laitue de 25 g contient autant de nitrate qu’un litre d’eau prétendument dangereuse ».
Les réactions des mouvements écologistes, en France mais surtout en Europe du Nord, seraient d’une violence politique décisive. Les engrais, dont le principal principe actif est justement les nitrates, sont leur cheval de bataille juste après le danger nucléaire. Et la population y est grandement sensibilisée.
Il y aurait aussi un problème de cohérence : comment annoncer qu’il y a trente-cinq ans, il y a eu erreur, parfaitement compréhensible au demeurant compte tenu des connaissances à l’époque, que cette erreur fut répercutée en chaîne par des comités, par des instances européennes, par les instances nationales, par les tribunaux, par les médias ?
Les producteurs d’eau en bouteille doivent y trouver leur compte !
Ceci étant dit, le fait que les nitrates ne sont pas toxiques pour l’homme ne prouve absolument pas que leur présence dans les rivières soit sans effet sur l’environnement. En effet, même s’ils ne sont toxiques pour aucun animal, ni aucun végétal, ils pourraient par leur présence à un taux inhabituel perturber l’équilibre entre les différentes espèces en en favorisant certaines au détriment d’autres, bref perturber le »biotope ».
Pour illustrer la déconnexion entre toxicité et risque environnemental, on peut imaginer de mettre du sel de cuisine dans une rivière ; même si on ne monte qu’à 15 grammes par litre, moins de la moitié de ce qu’on trouve dans la Manche, on va tuer la quasi-totalité de la faune et de la flore de la rivière, incapables de survivre dans une eau aussi salée. Il faudra du temps pour qu’une flore et une faune supportant cette nouvelle salinité s’installent dans ce nouveau biotope.
La norme de 50 mg/l est tout à fait arbitraire, c’est une norme »au pied d’argile » dit M. Apfelbaum. Elle ne repose sur rien de scientifique pour la santé humaine, et c’est à partir de cette norme sanitaire au pied d’argile qu’a été proposée la limite de 50 mg/l aussi pour les rivières, considérant qu’elles pouvaient fournir de l’eau destinée à la consommation humaine. C’est toujours à partir de la même limite qu’a été fixée la valeur guide de 25 mg/l. Rien ne permet de dire que sous 50 mg/l, il n’y a pas de danger pour l’environnement, ni qu’au contraire au-dessus de cette limite, il y aurait un danger. C’est le site qui a une importance primordiale. Il n’y a parfois qu’1 ou 2 ppm de nitrates dans des lacs de barrage dans lesquels on observe des eutrophisations. Peut-on dire alors que les nitrates en sont responsables ?
Le seul avantage de cette norme est qu’elle est applicable dans tous les pays d’Europe, et qu’elle est donc supposée instaurer un contexte de concurrence loyale. Mais on sait que l’Europe ne s’est pas contentée de ces deux valeurs, elle a introduit la notion de taux permettant l’eutrophisation.
Les nitrates, associés automatiquement aux marées vertes depuis des années dans toute la presse, sont un des éléments indispensables à la croissance des algues vertes. Les ulves sont dites nitrophiles, elles sont riches en protéines, et ont donc des besoins particulièrement élevés en azote. Elles sont d’ailleurs capables de stocker de l’azote quand il y en a beaucoup, et leur composition peut au contraire s’appauvrir en protéines quand elles manquent d’azote.
Les flux d’azote, en particulier de nitrates, sont élevés dans les rivières bretonnes. Il est difficile de trouver des données antérieures à 1971, mais une étude sur 25 rivières bretonnes (Guillaud et al, 2006) nous apprend que »la concentration moyenne en nitrate des rivières bretonnes…..a été multipliée par 4,5 en vingt ans, avec une valeur moyenne passant de 8 mg/L en 1972 à 37 mg/L en 1992. »
Le taux serait même passé de moins de 5mg/l en 1971, à près de 40 mg/l dans les années 90, soit une multiplication de près de 8 fois en un quart de siècle. Et ce taux moyen recouvre de grandes disparités, certaines rivières ayant eu des taux de nitrates dépassant 100 mg/l.
Il semble d’après le rapport « Chevassus » que le taux « naturel » de nitrates dans les rivières bretonnes devait être de l’ordre de 2 à 3 mg/l ; l’augmentation serait donc considérable, mais il y avait bien peu de mesures jusqu’au début des années 80.Il se base pour soutenir cette affirmation sur la disparition de la mulette ou moule perlière, un mollusque bivalve d’eau douce. Il faut noter que Christian Buson (ISTE) critique cette démonstration, montrant qu’elle est entachée d’une erreur de lecture d’un tableau dans une publication antérieure (Buddensiek)
Cette hausse est à mettre en parallèle avec la hausse considérable des productions animales, qui ont été multipliées par 5 en Bretagne entre 1966 et aujourd’hui, après une hausse déjà considérable depuis 1950.
Les évolutions respectives des taux de nitrates et des tonnages d’ulves ramassés de 1971 à 2011 sont présentées dans le tableau ci-dessous. (taux de nitrates d’après la DREAL, ulves ramassées d’après le CEVA)
Les chiffres des volumes ramassés sont à prendre avec beaucoup de précautions, parce qu’ils semblent inclure quelquefois des algues observées, (difficiles à évaluer), parce que les volumes ramassés sont eux-mêmes sujets à caution, (présence de sable, évolution dans le temps du volume par tassemement…) et enfin parce que l’effort de ramassage est lui-même fonction de la sensibilité de la population et des élus au problème, des fonds disponibles… donc le rapport entre la quantité d’ulves produites et la quantité ramassée est très variable dans l’espace et dans le temps.
Pour illustrer cette difficulté, en 1984, 40400 tonnes ont été ramassées, alors que l’estimation de l’IFREMER était de 84200 tonnes. Rien n’interdit de penser que les deux chiffres sont bons et reflètent deux aspects de la réalité. On peut considérer les quantités ramassées de 1978 à 1984 comme très largement inférieures aux quantités échouées, donc non comparables aux quantités ramassées à partir de 1997. C’est à dire que la partie gauche de la courbe des tonnages ramassés devrait très vraisemblablement être remontée, donc coller davantage à l’augmentation des taux de nitrates.
Les apports d’azote vers la mer ont augmenté très fortement pendant près de 30 ans, puis ont commencé à régresser lentement. Ainsi, de près de 40 mg/l dans la deuxième moitié des années 90, la teneur moyenne en nitrates des rivières bretonnes a été de 25,9 mg/l en 2011 (source DREAL).
Donc il y a d’un côté des apports de nitrates qui augmentent fortement jusqu’à la deuxième moitié des années 90, de l’autre des quantités d’algues vertes ramassées qui augmentent jusqu’à la première moitié des années 80, puis semblent se stabiliser, pour autant qu’on puisse parler de stabilisation compte tenu de la variation inter-annuelle des échouages.
Le fait que les communes aient commencé à se préoccuper du phénomène vers 1970, alors que de nombreuses maisons et hôtels étaient déjà construits montre bien que, même si des marées avaient été observées plus tôt, elles étaient loin d’avoir cette ampleur : jamais personne n’aurait construit devant une plage couverte de masses d’algues puantes. Donc il semble évident que le développement du problème algues vertes est concomitant du développement de l’élevage et de l’augmentation des rejets liés à la fois à l’élevage et au développement économique qui l’ont accompagné. Mais le fait que les deux événements soient synchrones ne signifie en rien que les nitrates sont « la » cause du problème; c’est là la question qui fait débat, la base de la controverse qui est présentée par ailleurs.
Les marées vertes sont signalées dès 1924, puis en 1952 et 1966, deux années où furent prises des photos aériennes du littoral, et le phénomène prend de l’ampleur en 1968 pour la baie de la Lieue de Grève, puis en 1972 pour la baie de St Brieuc. Or les taux de nitrates moyens ne passent au dessus de 5 mg/litre qu’en 1972 ! Donc les premières marées vertes importantes ont eu lieu avec des taux de nitrates inférieurs à 5 mg/l. Ce qui laisse augurer des difficultés qu’il va y avoir pour juguler les marées vertes si l’on se donne comme seul angle d’attaque les taux de nitrates.
1Les nitrates sont des sels d’azote, où l’on trouve trois atomes d’oxygène pour un atome d’azote (NO3). Les nitrites n’ont que deux atomes d’oxygène pour un atome d’azote (NO2). Que l’on parle de rejets d’azote ou de rejets de nitrates, on parle à peu près de la même chose, bien qu’il y ait d’autres formes d’azote dans l’eau, par exemple l’azote ammoniacal, mais il est généralement rapidement oxydé dans l’eau en nitrites puis en nitrates.