Jusqu’ici, tout le monde semble d’accord, il y a des algues vertes parce qu’il y a des nitrates, et les nitrates viennent de l’agriculture intensive. Le plan de lutte contre les marées vertes est construit autour de cette certitude. Comme on va le voir, il y a un désaccord assez profond entre nos différents organismes de recherche sur l’analyse de la situation.
Trois organismes de recherche sont intervenus à des degrés divers sur ce dossier.
Le CEVA , Centre d’Etudes et de Valorisation des Algues, comme son nom l’indique, travaille exclusivement sur les algues. Il fut créé en mai 1982 sous le nom de Centre d’Expérimentation et de Recherche Appliquée en Algologie, avec la mission principale de lutter contre le problème des marées vertes. Lorsqu’il devint CEVA en 1986, ses missions, si l’on en juge par ses statuts, furent largement élargies, allant de l’étude à la valorisation de toutes les algues. Beaucoup de travail a été fait, incluant dans les années 80 de nombreuses expérimentations pour valoriser les algues, par exemple en alimentation animale, et dans les années 2000 pour ramasser les ulves dans le rideau, en passant par de très nombreuses analyses des algues au cours des saisons, et de nombreuses observations des dépôts sur le terrain.
L’IFREMER, (Institut Français de Recherche et d’Exploitation de la Mer)1 s’occupe de tout ce qui touche à la mer, et les algues ne sont donc qu’une toute petite part de ses activités. Mais il y au sein du département »Dynamiques de l’Environnement Côtier » une équipe qui a beaucoup travaillé et publié sur les marées vertes, en particulier sur la modélisation du phénomène.
L’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique) très connu pour ses travaux sur tout ce qui touche à l’agriculture et l’élevage, n’est pas à priori concerné par les algues, mais l’est en fait indirectement puisque les marées vertes sont généralement attribuées aux effluents de l’élevage industriel ou hors-sol.
La Position de l’IFREMER.
Pour l’IFREMER , il n’ y a aucun doute possible, les nitrates sont responsables des marées vertes. A l’appui de cette thèse, les chercheurs utilisent des modélisations de croissance et des analyses de la composition des algues vertes à différentes saisons.
Cette conviction s’exprime de façon on ne peut plus claire dans une publication de 20032.
On y trouve une étude rapprochant les quantités maximales d’ulves (à St Brieuc) d’une part, et les apports d’azote par jour au mois de juin par les rivières affluentes d’autre part. Ce diagramme montre une corrélation très »parlante ».
Les triangles jaunes correspondent aux années prises en compte dans l’étude de 1995 (1986 – 1992) Le fait que les points soient presque alignés traduit l’existence d’une corrélation forte entre le flux d’azote sur le site au mois de juin et la biomasse maximale d’ulves en baie de St Brieuc.
Cette corrélation est d’autant plus troublante qu’elle permet d’expliquer la totalité de la production d’algues vertes par les seuls apports en nitrates du mois de juin : en effet le tonnage d’azote correspond au tonnage nécessaire à la production de la biomasse totale décrite. (Schématiquement, 1 g d’azote correspond à 4,4 g de nitrates, et à 310 g d’ulves fraîches sur la base de 10% de matière sèche). Cela signifie-t-il que les apports des autres mois sont inutiles pour les ulves, ou qu’une partie des apports de juin est dispersée, et que les autres mois compensent les quantités ainsi perdues ?
Dans tous les cas, cela signifie que la production d’ulves est très inférieure à ce que les apports totaux d’azote permettraient, ce que laissait entendre les »sensibilités » des sites (voir « le site« ). Cela est cohérent avec les simulations montrant qu’il faut diminuer beaucoup les taux de nitrates avant d’avoir le moindre effet sur les marées vertes. Ce qu’annonce d’ailleurs de façon très claire3 Alain Menesguen dans cette publication où il reprend ce travail de 1995 : depuis que les taux de nitrates ont atteint 20 mg/l dans le Douron, la production d’ulves n’a plus augmentée. Cela veut dire que depuis ce moment là, les nitrates ne sont plus limitants.
Curieusement, dans la même publication, il est fait état de résultats d’analyses faites par le CEVA qui montrent que la teneur en azote des ulves diminue en fin de printemps et été, jusqu’à atteindre un taux où il n’y a plus de croissance4. La teneur en azote des ulves peut effectivement diminuer et chuter jusqu’à un niveau qui ralentit la croissance, puis à un niveau où la croissance est complètement arrêtée.
Il en conclut fort logiquement que cela signifie que les nitrates sont limitants dans la »prolifération estivale des ulves ». Si tel est le cas, toute diminution des flux de nitrates doit bloquer la croissance plus longtemps, donc la production d’ulves doit diminuer. Donc il est normal d’observer une corrélation entre les flux d’azote et les stocks d’ulves.
Le problème est que cette corrélation est mise en évidence sur un seul site (baie de St Brieuc), et qu’il vient d’être montré par l’exemple du Douron qu’au moins là, elle n’existait pas.
En réalité, cette publication a pour but de démontrer la responsabilité du nitrate (c’est le titre de la publication) et doit être lue comme une pièce d’une controverse qui dure depuis des années.
La position de l’INRA (Guy Barroin).
La même année, un chercheur de l’INRA (Barroin, 2003) publie un article où il explique pourquoi il ne croit pas à la possibilité de lutter contre les développements excessifs d’algues en luttant seulement contre les nitrates5. Pour résumer, il explique que s’il peut arriver que ponctuellement les nitrates soient limitants, on ne peut pas mener un combat contre une eutrophisation en diminuant les nitrates, parce que si ceux-là venaient à manquer, des cyanobactéries se multiplieraient en captant l’azote de l’atmosphère, et que le milieu se trouverait enrichi en azote. Il affirme donc qu’il faut lutter contre les phosphates. Mais on a vu que c’est très difficile compte-tenu des stocks présents dans le sédiment.
Enfin il explique en quelle estime il tient ceux qui n’ont pas compris ça : »Totale méconnaissance »… »fort louable souci d’économie de pensée ». Le débat est vif ! (voir la note 5)
Il semble que tous les chercheurs de l’INRA ne partagent pas le point de vue de Barroin, mais il est intéressant d’opposer des analyses différentes.
La position du CEVA.
Le CEVA a dans un premier temps estimé que c’était en luttant contre les phosphates qu’on avait une chance d’aboutir ; d’où un plan de déphosphatation qui a été mis en œuvre de 88 à 92, qui a permis de réduire de façon très importante les rejets de phosphates, mais n’a pas eu d’influence sur les échouages, les phosphates présents dans le sédiment ayant pris le relais. Une légère baisse des taux de phosphore interne des algues a été quelquefois observée, mais insuffisante pour que le phosphore devienne limitant.
Ultérieurement le CEVA a insisté sur la baisse des taux de nitrates en cours de saison, qui semblent signer le rôle limitant des nitrates.
Plus récemment, dans un document disponible sur son site internet6, le CEVA insiste sur la différence entre facteur limitant, facteur »responsable » et facteur opérationnel de contrôle.7
Pour résumer la position du CEVA, ce n’est pas parce qu’un élément est facteur limitant qu’il est le facteur responsable. Ce qui paraît relativement évident : tous les éléments sont présents en quantité suffisante, et le premier qui vient à manquer, et qui devient de ce fait facteur limitant, ne peut pas être accusé d’être responsable alors qu’il est en fait, parmi tous les éléments nécessaires, celui qui est le moins abondant par rapport aux besoins des algues.
Pour l’IFREMER, les nitrates sont à la fois facteur limitant et facteur responsable des marées vertes ; pour l’INRA (Guy Barroin), c’est contre les phosphates qu’il faut se battre, même s’il faut des dizaines d’années ; et le CEVA a aujourd’hui une position intermédiaire, où les nitrates ne sont ni responsables ni limitants, mais sont le seul moyen de contrôle possible.
Enfin on ne peut finir ce tour de table sans évoquer l’Institut Scientifique et Technique de l’Environnement (ISTE), association présidée par Christian Buson, dont l’action et les publications (démontrant l’innocuité des nitrates pour la santé humaine et le manque de solidité de la démonstration du lien entre nitrates et marées vertes) ont conduit à la demande par les ministères de l’Agriculture et de l’Environnement du rapport d’arbitrage conduit par Mr Chevassus-au-Louis. L’ISTE est en effet cité nominativement dans la lettre de mission à l’origine de ce rapport (voir « l’arbitrage« ), qui sera évoqué longuement par ailleurs.
1 L’IFREMER est né en 1984 de la fusion du CNEXO (Centre National pour l’EXploitation des Océans) créé en 1967 et de l’ISTPM (Institut Scientifique et Technique des Pêches Maritimes) remplaçant lui-même en 1953 l’Office des Pêches Maritimes
2 »Les marées vertes en Bretagne. La responsabilité du nitrate », Menesguen A.
3 »On notera par ailleurs que depuis longtemps, en fait depuis que la concentration en nitrate du Douron a atteint 20 mg/l, le site est saturé et produit déjà son maximum d’algues vertes, ce qui permet d’avertir les pouvoirs publics et l’opinion qu’il ne faut hélas espérer aucun effet visible des 50 premiers pourcents de réduction de la teneur actuelle du Douron en nitrate, ce qui serait pourtant déjà un effort énorme ! » Menesguen 2003
4 »En ce qui concerne les nutriments disponibles, il a été montré à maintes reprises au niveau des thalles individuels eux-mêmes, par le suivi régulier de leur teneur en azote et en phosphore, que les ulves subissent chaque année une chute rapide de leur teneur en azote au printemps tendant vers des valeurs estivales insuffisantes pour une croissance correcte des algues, et ne recouvrent des teneurs élevées qu’en fin d’automne. Ce phénomène d’appauvrissement des algues est également visible pour le phosphore, mais est moins marqué et plus transitoire que pour l’azote, ce qui établit au niveau physiologique que la prolifération estivale des ulves sur les côtes bretonnes est limitée par l’azote. » (c’est surligné dans le texte) Menesguen 2003
5 »Que la pollution par les phosphates rende l’azote limitant dans un espace/temps restreint ne fait aucun doute. En inférer que l’azote est limitant à l’échelle de l’écosystème, c’est ignorer le rôle des fixatrices d’azote. Et vouloir, dans ces conditions, utiliser l’azote comme facteur de maîtrise est à la fois techniquement impossible et écologiquement risqué. C’est toujours le phosphore qu’il convient de réduire globalement, c’est toujours lui le facteur de maîtrise. ..
…Cette stratégie d’intervention peut sembler novatrice pour certains, déplacée pour d’autres, tant l’idée de la responsabilité du nitrate est ancrée dans les esprits. Ancrage facilité déjà par une certaine (mauvaise) volonté à voir de l »’eutrophisation » là où sévit la »pollution par les phosphates ». Mais ancrage facilité surtout par l’application d’une version « adaptée » du concept originel de facteur limitant : puisque pour augmenter une production céréalière il suffit d’augmenter le facteur limitant, pour réduire les proliférations algales il suffit de réduire ce même facteur limitant, et s’il est » scientifiquement prouvé » que l’azote est le facteur limitant, c’est l’azote qu’il convient de réduire. Raisonnement qui témoigne d’une totale méconnaissance de l’abîme qui sépare l’augmentation d’une production céréalière de la diminution de proliférations algales, ne serait-ce que du point de vue de l’activité des fixatrices d’azote. Procédant sans doute d’un fort louable souci d’économie de pensée ce raisonnement présente cependant l’avantage considérable d’être simple, d’où son succès… » G.Barroin 2003
6http://www.ceva.fr/fre/MAREES-VERTES/Connaissances-Scientifiques/Mecanismes-et-causes/Roles-respectifs-de-l-azote-et-du-phosphore
7 »C’est ainsi que l’on assimile régulièrement le facteur limitant au facteur « responsable » ou dont « l’excès » est « à l’origine » de l’eutrophisation. De tels raccourcis de langage ont en fait l’inconvénient de faire perdre de sa lisibilité à la notion de facteur limitant puisque celui-ci se définit en réalité comme le facteur « minimum » par rapport aux autres qui sont, eux, en excès pour la croissance des algues. Le facteur limitant n’est pas plus qu’un élément nutritif dont l’évolution est responsable du processus d’eutrophisation à un stade trophique donné, sachant aussi d’après ce qui précède que les stades trophiques peuvent se succéder avec des facteurs limitants « responsables » différents.
Ensuite, s’il est logique à priori de considérer le facteur limitant d’une eutrophisation comme le facteur de maîtrise à privilégier (contrôler le facteur qui contrôle, plutôt que celui qui ne contrôle pas…), il est quand même intéressant de se poser la question du stade trophique que l’on prendra comme objectif de restauration. S’attaquer exclusivement au facteur limitant du stade trophique du moment pour en bloquer l’évolution (et éviter une crise dystrophique par exemple), n’est pas la même chose que de s’attaquer (aussi) par anticipation au facteur limitant qui contrôlera le stade trophique de retour à un bon état du milieu. » CEVA